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Une certaine idée du syndicalisme

mercredi 21 mai 2014

Claire Guélaud, dans Le Monde de dimanche 18 et lundi 19 mai, a présenté le parcours de Jean-Paul Jacquier et son legs au syndicalisme. Un texte qu’il nous a paru intéressant de communiquer à tous nos lecteurs.


Par un de ces télescopages dont la vie a le secret, l’auteure de ces lignes a découvert l’analyse que deux économistes de Bercy, Marine Cheuvreux et Corinne Darmaillacq, ont faite de " La syndicalisation en France " (Trésor-Eco n° 129, mai), quelques jours avant d’apprendre la disparition, à l’âge de 73 ans, de l’une des figures les plus attachantes de la CFDT, Jean-Paul Jacquier.

Les faiblesses qui sont pointées dans cette étude, l’ancien secrétaire national de la CFDT les connaissait par cœur. Mais il a toujours pensé que l’action syndicale conservait sa légitimité et sa pertinence, qu’elle " continuait ", que Les cow-boys ne meurent jamais (Syros la Découverte, 1986), pour reprendre le titre que cet amoureux des grands espaces nord-américains avait donné à l’un de ses livres.

L’extrême gauche détestait cordialement ce syndicaliste, venu du Parti socialiste unifié, qui ne croyait pas à la lutte des classes et incarnait à ses yeux un réformisme honni. La gauche de gouvernement, Parti socialiste en tête, appréciait modérément ce proche des syndicalistes Edmond Maire et Nicole Notat qui croyait dur comme fer à l’autonomie des partenaires sociaux et se méfiait des initiatives intempestives de l’Etat dans le champ social. La CFDT elle-même ne savait pas toujours que penser de cet iconoclaste provocateur qui n’avait pas son pareil pour lui dire ses quatre vérités. Il s’enorgueillissait d’être toujours l’un des plus mal élus à la commission exécutive.

A ses débuts, il avait été envoyé dans le monde rural pour y développer l’installation de la CFDT. Ce n’était pas une sinécure ! Cet ancien d’Algérie, jeune ingénieur en agriculture, qui découvrait quasiment en même temps le syndicalisme et la France, devint rapidement permanent. Il franchit peu à peu toutes les marches conduisant à la tête de l’organisation, à une époque où le syndicalisme n’avait pas le vent en poupe. Il savait, mieux que quiconque, que le taux de syndicalisation français n’avait cessé de baisser entre 1980 et 2012 et qu’il est, à près de 8 % de la population active, l’un des plus faibles des 34 pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques.

Pour tenter d’enrayer cette érosion, qui n’empêche pas les syndicats français de susciter, selon les chercheurs du ministère de l’économie, "
une large adhésion lors des élections des représentants des salariés ", il avait mis sur pied des équipes de développeurs. Elles allaient porter la bonne parole et les meilleures pratiques syndicales dans ces terres de mission que sont les petites entreprises. Ce fut un travail de Titan, qui donna des résultats inégaux. Mais, sans lui, la CFDT ne serait jamais devenue la première centrale syndicale française pour son implantation dans le secteur privé.

Le syndicalisme de services avait ses faveurs. Là où il s’est développé, notamment dans les pays nordiques (le Danemark, la Finlande, l’Islande et la Suède), plus de sept actifs sur dix sont aujourd’hui syndiqués. Jean-Paul Jacquier voyait donc dans les services offerts aux adhérents (que ce soit sur les conditions de travail, le droit ou les
loisirs) un moyen de les fidéliser et d’en accroître le nombre. C’était faire preuve d’optimisme. Avec ou sans services, les organisations syndicales peinent toujours à renouveler leurs cadres intermédiaires et à syndiquer les jeunes générations.

Une occasion ratée

La montée de l’individualisation, les mutations du salariat, le développement de l’intérim et des contrats à durée déterminée (CDD), qui touchent " dans près de quatre cas sur cinq des ouvriers ou des employés ", sont tout sauf favorables à l’action syndicale. Notre syndicaliste le savait. Dans la France du premier septennat de François Mitterrand, l’année qui suivit le tournant de la rigueur – déjà ! – en 1983, une grande négociation interprofessionnelle s’était ouverte sur la flexibilité au travail au 31, avenue Pierre-Ier-de-Serbie, à Paris.
Cet immeuble abritait alors le siège du Conseil national du patronat français, l’ancêtre du Medef, présidé par un certain Yvon Gattaz, père de Pierre… CGT exceptée, les syndicats voyaient dans ces discussions l’occasion de réformer le marché de l’emploi par la négociation. Pour la CFDT, le " deal " était clair : il s’agissait de troquer un peu plus de flexibilité pour les salariés en place, les " insiders ", contre un peu moins de précarité à l’extérieur de l’entreprise, pour les " outsiders ", un sujet toujours d’actualité.

La négociation faillit réussir. Les syndicats avaient accepté de revenir sur plusieurs " acquis ", d’annualiser la durée du travail, d’assouplir la réglementation sur les seuils sociaux, de faciliter – en l’encadrant – le recours à l’intérim et aux CDD, de raccourcir les délais de licenciement. En contrepartie, devaient s’ouvrir des négociations sur la réduction de la durée du travail et les effets des mutations techniques.
Le 16 décembre 1984 au matin, après plus de vingt heures de négociation-marathon, un protocole d’accord était adopté. Cinq jours plus tard, les centrales syndicales reculaient. La CFDT décidait finalement de ne pas signer un texte que son bureau avait approuvé, après avoir été mise en minorité par ses cadres intermédiaires. Le syndicalisme venait de rater une occasion en or de se moderniser.

M. Jacquier avait été un acteur clé de cette négociation. Il en savait l’importance mais l’échec des discussions ne le fit pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Avec le courage des esprits lucides, la chaleur des Méditerranéens et un humour sans faille, le fondateur du site Clésdusocial.com est resté fidèle à une certaine idée de l’action collective dans une société – la nôtre – où il y en a si peu. C’est tout à son honneur.

par Claire Guélaud
guelaud@lemonde.fr
© Le Monde