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Les dossiers sociaux européens et la présidence française

samedi 28 mai 2022

La France préside le Conseil européen depuis le 1er janvier 2022 avec des ambitions sociales affirmées pour conclure certaines propositions de la Commission européenne, en particulier sur le salaire minimum européen et sur l’égalité salariale. Dans les deux cas le trilogue (négociation d’un compromis entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission) s’avère difficile avec des oppositions très fortes soutenues par le patronat européen résolument contre ces deux propositions sociales essentielles. La tâche de la Présidence française est donc compliquée, aucun accord n’est encore certain durant cette présidence…

  • 1. Les enjeux

La proposition de directive européenne sur le salaire minimum européen entend améliorer principalement la situation des travailleurs pauvres, principalement des femmes, en déterminant un salaire minimum décent sachant que dans 17 pays les minimums légaux nationaux sont inférieur à 60 % du salaire médian et dans 10 pays inférieurs à 50 %. La Commission a constaté également un recul de la couverture des conventions collectives. Le nombre de travailleurs couverts par des conventions collectives a baissé dans 22 des 27 États membres. Ce qui est essentiel dans la proposition est la reconnaissance des deux espaces de détermination des salaires minimums, l’espace légal dans 21 pays et l’espace contractuel dans 6 pays. La proposition de législation européenne ne veut pas mettre en cause l’un ou l’autre de ces espaces mais les renforcer.

La proposition de législation sur la transparence des rémunérations entre hommes et femmes vise à renforcer l’égalité des rémunérations alors que les écarts restent importants avec une moyenne européenne de 14,1 %. Sans action volontariste de l’UE, la secrétaire générale adjointe de la CES, Esther Lynch a calculé qu’au rythme actuel l’écart de rémunération serait résorbé en … 2104 !

Une autre initiative sociale que la Présidence française aurait voulu faire avancer concerne une proposition de directive importante, adoptée par la Commission européenne en février 2022, sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Cette proposition vise à favoriser un comportement durable et responsable des entreprises tout au long des chaînes de valeur mondiales. Les entreprises seraient tenues de recenser et, s’il y a lieu, de prévenir, de faire cesser ou d’atténuer les incidences négatives de leurs activités sur les droits de l’homme (travail des enfants et exploitation des travailleurs, par exemple) et sur l’environnement (pollution, perte de biodiversité, etc.). Cette proposition était attendue mais, très en retard, elle n’aura pas beaucoup avancé durant la Présidence de ce premier semestre. Nouveau sujet de discorde avec le patronat…

  • 2. Le contexte

On ne peut pas ignorer que l’actualité de guerre en Ukraine concentre les travaux de l’UE que ce soit à la Commission, au Conseil ou au Parlement européen. Après la pandémie (enfin, presque « après »…) et la poursuite de beaucoup de réunions en virtuel, les dossiers n’avancent pas très vite, en tout cas pas aussi vite que la Présidence française le souhaitait. La pandémie a également détérioré le fonctionnement démocratique de nos institutions et de l’implication des partenaires sociaux qu’on aurait souhaité plus active du côté français. La pandémie, la guerre en Ukraine et la campagne électorale ont ralenti les dossiers européens jugés moins prioritaires.

Le trilogue sur le salaire minimum en est déjà à sa 5ème séance sans pour le moment entrevoir une issue.

Par contre sur la transparence des salaires le trilogue n’a commencé que le 12 mai après l’adoption en avril de la position du Parlement européen. Celui-ci a renforcé la position du mouvement syndical en souhaitant couvrir les entreprises de 50 employés, et non de 250 comme le proposait le projet de directive. Le Parlement européen demande de divulguer des informations permettant de comparer plus facilement les salaires, de rendre compte de l’écart de rémunération entre les sexes, d’élaborer un plan d’action en faveur des femmes si l’écart est d’au moins 2,5 %, et d’interdire le secret salarial. Là encore le lobbying patronal est intense pour éviter de nouvelles « contraintes » aux entreprises…

  • 3. Les blocages

Concernant le salaire minimum européen, les blocages étaient prévisibles (voir Clés du Social du 2 juin 2021 [1]). La CES doit essayer de gérer l’opposition des syndicats nordiques (à l’exception de la Finlande), en particulier des Suédois dont les syndicats se sont exprimés en commun avec les employeurs et le gouvernement contre la directive. Tout comme l’Autriche, ils craignent une mise en cause de leurs systèmes de négociations collectives. Le patronat européen continue son lobbying forcené auprès des gouvernements pour bloquer la directive ou au moins la vider de son contenu normatif, qui est pourtant déjà très limité.

Trois sujets principaux sont l’objet de blocages : d’abord la base légale, le patronat comme certains États membres contestent cette base qui concerne, pour eux, strictement les conditions de travail et la santé/sécurité et donc ne s’appliquent « ni aux rémunérations, ni au droit d’association, ni au droit de grève, ni au droit de lock-out ». Ce même type de débat avait eu lieu sur la directive Temps de travail, en 1991, avec les mêmes arguments fallacieux ; le deuxième blocage concerne l’appui aux négociations collectives. Sans étonnement, les employeurs au nom de « l’autonomie des partenaires sociaux » ne veulent surtout pas d’une législation qui renforcerait la négociation collective et sa visibilité et donc…les syndicats ! Le troisième blocage concerne, sans étonnement, le niveau de référence du salaire minimum. Les opposants à la directive, en particulier le patronat, ne veulent pas de référence comme le propose le Parlement européen. La discussion tourne aussi sur les possibilités de dérogation à l’obligation d’un salaire minimum décent, en particulier pour les jeunes…

  • 4. Le temps presse…

Le trilogue sur le salaire minimum est déjà bien avancé mais bute sur les blocages très forts identifiés ci-dessus. La co-législation, c’est-à-dire un accord entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission, reste pourtant obligatoire pour aboutir à l’adoption d’une directive. Il n’est pas certain que la Présidence française réussisse à trouver le compromis nécessaire sinon au risque d’un affaiblissement important du contenu de la directive. Ce qui est certain est que l’échec de la Présidence française laisserait la place aux deux prochaines Présidences de l’UE, à partir de juillet. Tout d’abord la Tchéquie, pas vraiment enthousiaste, et en janvier 2023 la Suède qui est viscéralement contre cette législation tout comme le patronat européen qui fait un lobbying forcené sinon pour bloquer la directive tout au moins pour la vider de son contenu qualitatif.

Un dilemme peut alors se poser, une directive faible est-elle acceptable plutôt que pas de directive du tout ?

Le trilogue sur la proposition de directive sur la transparence des rémunérations entre hommes et femmes vient seulement de commencer, après l’adoption en avril de la position du Parlement européen, il est donc également très improbable qu’il aboutisse avant la fin de la Présidence française.

Quant à la proposition sur le devoir de vigilance…le trilogue n’est pas encore commencé !

On peut regretter que le patronat européen joue un jeu aussi négatif par rapport à l’espace social européen mais, comme le dit si bien Laurent Berger, président de la CES, dans une interview parue dans CFDT Magazine de janvier 2022, « le patronat européen n’est pas à la hauteur des défis qui nous attendent ».