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Accord Brexit : le diable est dans les détails…

mercredi 27 janvier 2021

La partie était vraiment serrée dans les dernières heures de négociation fin décembre, mais Boris Johnson ne pouvait pas se permettre, malgré ses rodomontades, de quitter l’UE sans accord. L’Union et son négociateur Michel Barnier ont tenu bon devant ce bluffeur de Boris, l’accord n’est pourtant pas sans ambiguïté ni zones d’ombre. Qui est perdant, qui est gagnant ? That is the question ! Le diable est dans les détails comme disent les Anglais…

Un accord minimal mais nécessaire

Pour Boris Johnson, jamais à cours de superlatifs, cet accord est un miracle de Noël et un énorme succès, pour la Commission européenne plus réaliste, c’est juste un accord équilibré et comme le dit Michel Barnier son négociateur « un soulagement et une tristesse ». Malgré le nombre de pages, 1 449 [1] , de l’accord, celui-ci reste minimal et plus de 1 300 pages étaient déjà écrites depuis des mois. Ne restaient en fait, dans les derniers jours de négociations, que 3 points de litige, que sont-ils devenus ?

Le premier, la pêche : la Grande Bretagne voulait retrouver la « souveraineté » de ses eaux territoriales avec une période de transition courte de trois ans pour les pêcheurs de l’UE et en récupérant 80 % de la pêche. Pour l’Union européenne il fallait préserver les intérêts des pêcheurs français, danois, espagnols, irlandais… à la fois dans la durée, dix ans, et dans les quo-tas, 82 % …Résultat, une période de transition de cinq ans et demi a été adoptée et les pêcheurs de l’UE ne devront restituer que 25 % de leur pêche. Boris Johnson a dû céder mais finalement les pêcheurs britanniques n’étaient pour lui qu’une monnaie d’échange.

Le second, le respect de « règles du jeu » équitables : pour le Premier ministre britannique la compétitivité du Royaume-Uni devait reposer sur sa capacité à définir ses propres règles sociales et environnementales mais aussi sa liberté de financer ses entreprises comme il l’entend. Pour l’UE il n’était pas question de laisser se développer à ses portes une concurrence déloyale basée sur un dumping social et environnemental et sur des aides d’État qui fausseraient la concurrence car cela est bien réglementé dans l’UE. L’accord prévoit tout d’abord un respect des normes fondamentales de l’OIT mais également une clause de non régression [2] bien que le texte affirme que l’objectif n’est pas d’harmoniser les normes mais d’éviter qu’à l’avenir elles ne divergent de manière « déloyale ». La référence est également faite à la Charte sociale du Conseil de l’Europe.

Le troisième, le règlement des différends découlant de l’application de l’accord : l’UE aurait souhaité une compétence de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) ce que refusait absolument la Grande Bretagne. Il y aura tout d’abord un Conseil de partenariat conjoint chargé d’interpréter la mise en œuvre de l’accord puis des Comités spécialisés sur les différents dossiers et enfin un Tribunal d’arbitrage composé de 3 arbitres indépendants en cas de conflit.

Un point important pour Boris Johnson concernait la préservation de la prééminence des services financiers britanniques et de la City. Pas grand-chose sort de cet accord, sinon l’espoir pour les Britanniques que l’UE adoptera une décision « d’équivalence » sur les services financiers dans un proche avenir, permettant aux services financiers britanniques de continuer à opérer sur le continent... Certaines banques et services financiers ont déjà établi des bases dans des pays de l’UE pour continuer d’exercer, au cas où….

Des zones d’ambigüité et de flou, sources de conflits

Le problème de l’application de l’accord entre l’UE et la Grande-Bretagne (au-delà de la crédibilité que l’on peut avoir dans les engagements de Boris Johnson…) réside dans le flou et la non définition de certaines parties de ce texte qui devront être encore définies et donc sources de négociations et de divergences.

Pour la pêche, l’accord prévoit une renégociation dans cinq ans et demi et ensuite tous les ans. C’est-à-dire que l’on va être dans une situation de négociation permanente pour définir les zones de pêche et les quotas. La période de transition terminée, le Royaume-Uni contrôlera pleinement l’accès à ses eaux et pourrait procéder à des réductions beaucoup plus importantes. Le problème est que le Royaume Uni exporte 60 % de sa pêche dans les pays de l’UE et se retrouverait avec l’application de droits de douane et toutes les tracasseries administratives de l’export de produits frais [3] (contrôle sanitaire et phytosanitaire et conformité de ses produits à un certain nombre de normes techniques de l’UE). De même que l’exclusion des bateaux de pêche de l’UE entrainerait en contrepartie, l’exclusion des bateaux de pêche britanniques des eaux de l’UE.

Pour les règles du jeu équitable, sur les normes sociales et environnementales, l’UE voulait garder ces normes identiques. Si cela semble assuré pour les normes existantes par la clause de non régression, elles pourraient être mises en cause par le Royaume Uni et « diverger » au fil du temps de l’évolution des législations européennes en considérant que les normes établies par les Britanniques dans le futur ne devront pas être forcément identiques mais pourraient être jugées « équivalentes » par ceux-ci et n’entrainant donc pas pour eux de concurrence dé-loyale (belles perspectives d’interprétation sur la notion d’équivalence…). L’Institut britannique de recherche sur les politiques publiques (IRPP) considère cette divergence probable dans le temps. La clause de « non régression » s’applique aux législations existantes (encore que les syndicats britanniques craignent toujours une remise en cause d’acquis communautaires comme la directive Temps de travail) mais pas aux évolutions législatives de l’Union et c’est là que la Grande-Bretagne risque d’évoluer de manière divergente… La référence aux normes fondamentales de l’OIT est élémentaire puisque tous les États membres et le Royaume-Uni ont ratifié ces normes. Pour la référence au Conseil de l’Europe et à sa Charte sociale il y a une différence importante entre l’UE qui en fait une référence y compris dans ses améliorations dans la version révisée jusqu’en 2006 alors que la Grande Bretagne précise qu’elle ne fait référence qu’à la version originale de 1961 ! La révision de 1988 introduisait de nouveaux droits [4] , celle de 1995 créait une procédure de réclamation collective pour laquelle la CES s’était battue depuis des années et celle de 1996 étendait encore les droits [5].

Sur les aides d’État, l’organisme qui les évaluera devra attendre de recevoir les preuves déposées par l’une ou l’autre des parties. Ce qui n’empêchera pas la Grande-Bretagne d’intervenir immédiatement contrairement au système de l’UE qui doit évaluer au préalable l’impact des subventions avant qu’elles ne soient octroyées. D’autant que l’accord ne définit pas les « ni-veaux responsables » d’aides d’État ou de subvention publique. On sait que dans ce genre de différends, par exemple à l’OMC, il faut plusieurs années avant que l’une ou l’autre partie puisse prendre des mesures ou sanctions ! Certes la clause dite de « rééquilibrage » permettant la réaction d’une partie qui se jugerait lésée est plus stricte que dans d’autres accords commerciaux mais tout dépendra de la capacité et de la vitesse de réaction de l’UE…

La Commission a déclaré qu’une évaluation aura lieu tous les quatre ans pour s’assurer du fonctionnement des « règles du jeu équitables ».

Les gagnants sont les perdants

Pour ceux qui ont été les plus fervents supporters du Brexit la pilule est amère, les pêcheurs en premier...La promesse faite par Boris Johnson de pouvoir pêcher après le Brexit « …des quantités prodigieuses de poisson » apparait totalement démagogique. Barrie Deas, directeur général de la Fédération nationale des organisations de pêcheurs, a affirmé que son industrie avait été trahie afin de remporter un accord plus large. Le lundi 11 janvier des manifestations ont eu lieu à côté du siège du Premier ministre. Des camions portaient des slogans comme « Brexit carnage » et « Gouvernement incompétent détruisant l’industrie des coquillages ».

Boris Johnson avait déclaré comme une fanfaronnade qu’il n’y aurait pas de frontière dans la mer d’Irlande. C’est tout sauf vrai car comme l’Irlande du Nord restera dans le Marché commun les contrôles douaniers devront avoir lieu sur les produits venant d’Angleterre, du Pays de Galles et d’Écosse, ce qui crée des problèmes considérables d’approvisionnement des magasins en Irlande du Nord et déjà certaines pénuries. Les Unionistes Nord Irlandais se sentent également trahis.

Les secteurs industriels et agroalimentaires sont maintenant affrontés aux exigences relatives à « la règle d’origine » qui va créer également des problèmes de circulation des marchandises et une taxation de certains produits « Par exemple, les voitures devront contenir au maximum 45 % de matériaux étrangers au Royaume-Uni ou à l’Union européenne », précise l’Institut For Government (IFG). Certains secteurs, comme l’alimentaire, ne pourront donc tout simplement pas bénéficier d’avantages commerciaux. « Le sucre de canne importé depuis les Caraïbes et raffiné au Royaume-Uni ne pourra pas entrer en Europe gratuitement. Le Brexit va également augmenter ce qu’on appelle les « barrières non tarifaires » au commerce. Pour pouvoir importer ou exporter, les entreprises britanniques devront remplir en amont des forma-lités douanières, de se soumettre à des contrôles sanitaires ou phytosanitaires, ou visant à s’assurer de la conformité de ses produits à un certain nombre de normes techniques ».

Les travailleurs du secteur industriel et de l’automobile qui avaient voté pour le Brexit et fait basculer les élections électorales du coté Conservateurs vont payer cher la situation. Les impacts économiques du Covid et du Brexit vont augmenter les disparités régionales et les disparités sociales.

Il n’est donc pas étonnant que les derniers sondages soient extrêmement mauvais pour le parti Conservateur. Si des élections générales avaient lieu demain, ni les conservateurs ni les travaillistes ne remporteraient une majorité absolue (284 sièges pour les Conservateurs et 282 sièges pour les Travaillistes). Fait inquiétant pour Boris Johnson, le sondage indique donc que les conservateurs perdraient 81 sièges et que lui-même ne serait pas réélu. Les résultats en Écosse indiquent que le Scottish national party (SNP) remporterait 57 des 59 sièges écossais !

La cohésion du pays mise en cause

La rupture consommée avec l’UE au 1er janvier 2021 relance donc les velléités d’indépendance de l’Écosse qui réclame des dizaines de millions de compensation au gouvernement pour les pertes subies avec le Brexit. N’oublions pas que les Écossais avaient voté à 62 % contre le Brexit et même si le SNP avait perdu le référendum sur l’indépendance en 2014 par 45 % contre 55 %, il semble que maintenant les indépendantistes soient devenus majoritaires.

Le problème se pose également pour l’Irlande du Nord qui reste dans le Marché Unique et l’Union douanière et donc se trouve réunifié de fait avec la République d’Irlande, ce qui risque de relancer les tensions entre les communautés. N’oublions pas que le résultat du vote Brexit y était majoritairement à 56 % contre et que la population catholique républicaine de-vient de plus en plus majoritaire et profondément pour l’unité avec la République d’Irlande. L’Irlande du Nord restera aussi soumise à la CJCE concernant l’application de l’accord… Donc la juridiction européenne restera compétente sur une partie territoriale du Royaume Uni !!! Alors que le gouvernement britannique a renoncé au programme Erasmus sous pré-texte qu’il est trop onéreux, en Irlande du Nord les étudiants pourront continuer à en bénéfi-cier car le gouvernement irlandais a décidé de le financer pour eux !!!

Le Pays de Galles n’est pas non plus en reste de critiques sur les effets du Brexit y compris avec l’accord conclu…

Rendez-vous dans quelques mois pour mesurer plus concrètement les effets de cet accord et de sa mise en œuvre.


Notes :

[1Quel est le citoyen lambda qui va s’attacher à lire ce pensum et surtout les éléments en petit caractères des notes de bas de page, comme dans les polices d’assurances ? Je conseille en particulier aux insomniaques de lire les procédures d’arbitrage, en cas de différends, de la page 427 à la page 441…L’accord lui-même représente 445 pages, le reste étant les annexes, là où se nichent les détails…

[2« Une Partie n’affaiblit ni ne réduit, d’une manière qui affecte les échanges commerciaux ou les investissements entre les Parties, les niveaux de protection du travail et de protection sociale au-dessous des niveaux en vigueur à la fin de la période de transition, y compris en ne veillant pas à l’application effective de sa législation et de ses normes » chapitre 6 article 6.2.

[3Les pêcheurs écossais ont déjà été affrontés à ce problème. Selon le porte-parole du Parti national écossais (SNP) de nombreux pêcheurs écossais ne peuvent déjà plus livrer à temps leurs clients français (en une journée pour les langoustines fraiches et les pétoncles) à cause de la « bureaucratie » introduite par le Brexit.

[4Le Protocole additionnel de 1988 ajoute aux droits garantis par la Charte sociale européenne de 1961 les droits suivants :

  • le droit à l’égalité des chances et de traitement en matière d’emploi et de profession, sans discrimination fondée sur le sexe ; le droit des travailleurs à l’information et à la consultation au sein de l’entre-prise ; le droit des travailleurs à prendre part à la détermination et à l’amélioration des conditions de travail et du milieu du travail ;
  • le droit des personnes âgées à une protection sociale ; droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale ; droit au logement ; droit à la protection en cas de licenciement ; droit à la protection contre le harcèlement sexuel et moral ; droits des travailleurs ayant des responsabilités familiales à l’égalité des chances et de traitement ; droits des représentants des travailleurs.

[5Notons également le cas particulier de Gibraltar dont la population avait voté à 96 % contre le Brexit. Son cas n’est pas traité dans l’accord UE/GB mais dans un accord bilatéral entre l’Espagne et la Grande-Bretagne. Cet accord prévoit que Gibraltar rejoindra l’espace Schengen d’ici six mois, ce qui règle le problème des 15 000 travailleurs frontaliers. Curieusement ce territoire britannique sera membre de l’espace Schengen…