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L’articulation entre accords de branche et d’entreprise après les ordonnances Macron

mercredi 10 janvier 2018

Après les ordonnances, voici l’avis d’un juriste sur la façon dont pourraient s’organiser les différents niveaux de négociation, dans l’attente de la construction des jurisprudences.

Voici presque une année, nous avions décrit la nouvelle articulation, résultant de la loi « Travail » du 8 août 2016, entre les accords et conventions négociés au niveau d’une branche et au niveau d’une entreprise, les premiers devenant supplétifs des seconds et même, dans certains cas, de la loi elle-même.

Nous avions souligné les limites de la primauté ainsi conférée aux accords collectifs d’entreprise sur les autres normes, en principe supérieures. D’une part, cette nouvelle combinaison n’était pleinement appliquée qu’en matière de temps de travail, de repos et de congés. D’autre part, dans ces trois domaines, l’importance des enjeux qui s’attachent à certains thèmes avait conduit le législateur à réserver ceux-ci à la compétence exclusive des branches ; certains même continuaient de ne relever que d’accords de branche étendus. Il en était ainsi de l’institution d’un horaire d’équivalence (art. L.3121-14), de la fixation du nombre minimal d’heures entraînant la qualification de travailleur de nuit (art. L.3122-16), de la fixation de la durée minimale de travail dans le cadre d’un contrat à temps partiel (art. L.3123-19) et de la fixation du taux de majoration des heures complémentaires (art. L.3123-21). Sur certains autres thèmes, tels que l’emploi de salariés entre 21 h. et minuit (art. L.3122-19) et les modalités de regroupement par journée ou demi-journée du temps de travail des salariés à temps partiel lorsque ce temps est inférieur au minimum légal (art. L.3121-20), la compétence était partagée à égalité entre branche et entreprise. Enfin, même dans les trois domaines de primauté de l’accord d’entreprise, celle-ci cédait toujours devant les dispositions légales expressément désignées comme « d’ordre public » et, même hors du champ d’application de telles dispositions, devant les principes et droits fondamentaux issus de la Constitution et des textes supra-légaux d’origine internationale et européenne.

Une lecture sans doute trop rapide de l’ordonnance n°2017-1385 du 22 septembre 2017 « relative au renforcement de la négociation collective » a fait croire à certains responsables syndicaux que ses dispositions restaurent la prééminence des branches, en tant que niveau de négociation collective. Une lecture plus minutieuse conduit à douter que tel soit l’effet et même le but des nouvelles dispositions. Certes, la première ordonnance allonge considérablement la liste des thèmes sur lesquels une l’accord de branche prévaut sur l’accord d’entreprise (nouvelle rédaction des articles L.2253-1 et L.2253-2). Cependant, l’élargissement de principe du champ de cette primauté risque d’être neutralisé par la réserve dont elle est assortie au profit de la négociation d’entreprise. De plus, l’ordonnance n°2017-1718 du 20 décembre 2017, dite « ordonnance balai », étend le domaine de primauté de la négociation d’entreprise par rapport à la branche au-delà de ce que prévoyait la première ordonnance, même dans des domaines où la branche bénéficiait, jusqu’à présent, d’une primauté, voire d’une compétence exclusive.

L’élargissement de principe du champ de primauté de l’accord de branche sur l’accord d’entreprise

À première vue, la nouvelle réforme renforce les branches, en tant que niveau de négociation collective. Les textes antérieurs ne conféraient une primauté à la branche que sur cinq thèmes (salaires minima, classifications, garanties collectives complémentaires visées à l’article L.912-1 du code de la sécurité sociale, prévention de la pénibilité, égalité professionnelle entre femmes et hommes, mutualisation des fonds de la formation professionnelle – art. L.2253-3 ancien). De six rubriques, le domaine de primauté de la branche passe à dix-sept (nouvel art. L.2253-1).

Sur les onze nouveaux domaines de primauté, l’un comprend des thèmes qui relevaient auparavant de règles légales d’ordre public. Désormais, les branches sont libres de définir dans ces domaines « les garanties applicables ». La réforme les soustrait donc à l’ordre public ; elle étend par là-même la compétence de la négociation collective. Il s’agit, pour les CDD et les missions d’intérim, de la durée maximale des contrats (art. L. 1242-8 et L.1251-12), du délai de carence entre deux contrats pour un même poste (art. L.1244-3 et L.1251-36) et du nombre de renouvellement des contrats (art. L.1243-13 et L.121-35), des cas de mise à disposition d’un salarié temporaire auprès d’une entreprise utilisatrice (art. L.1251-7).

Dans d’autres domaines, l’attribution d’une primauté de principe à la branche constitue aussi une réelle nouveauté même si, de fait, certains étaient déjà l’objet d’accords de branche. Il en est ainsi des modalités de poursuite des contrats de travail entre deux entreprises dans les cas où les dispositions de l’article L.1224-1 ne sont pas applicables, de l’insertion professionnelle et du maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés, de l’effectif à partir duquel des délégués syndicaux peuvent être désignés, de leur nombre et de la valorisation de leur parcours syndical, et des primes pour travaux dangereux et insalubres (art. L.2253-2).

Certaines rubriques, enfin, rassemblent des thèmes que des dispositions éparses du code du travail réservaient déjà aux accords de branche étendus, notamment en matière de temps de travail par suite de la loi Travail (cf. ci-dessus). C’est encore le cas des conditions de renouvellement des périodes d’essai (art. L.1221-21) et de la rémunération minimale des salariés portés (art. L.1254-2 et L.1254-9).

Sur les treize premières rubriques, « les stipulations de la convention de branche prévalent sur la convention d’entreprise conclue antérieurement ou postérieurement » (art. L.2253-1, dernier alinéa). Sur les quatre autres (prévention des risques professionnels, insertion professionnelle des travailleurs handicapés, délégués syndicaux et primes pour travaux dangereux ou insalubres), la convention de branche ne prévaut que sur « la convention d’entreprise conclue postérieurement » (art. L.2253-2, 1er alinéa), et seulement si elle le « stipule expressément ».
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La réserve de l’accord d’entreprise assurant des garanties au moins équivalentes

A l’expérience, l’élargissement du domaine de primauté des accords de branche pourrait s’avérer factice. En effet, dans les deux ensembles de rubriques, la primauté de l’accord de branche disparaît « lorsque la convention d’entreprise assure des garanties au moins équivalentes » (art. L.2253-1, dernier al., et art. L.2253-2, al. 1er). Ces quelques mots sont susceptibles de réduire à néant, à tout le moins, de fragiliser gravement la primauté de principe, conférée à l’accord de branche sur l’accord d’entreprise.

Tout d’abord, on observe que, sur les thèmes reconnus par la loi Travail comme compétence exclusive de l’accord de branche et même, dans certains cas, de l’accord de branche étendu (v. la liste, ci-dessus, en introduction), et que la première ordonnance fait figurer parmi les thèmes de primauté de la branche (art. L.2253-1), celle-ci perd cette compétence exclusive dès lors qu’en présence d’un tel accord les acteurs d’une entreprise stipulent des dispositions différentes.

Ensuite, qu’est-ce qu’une garantie « équivalente » ? Une chose est sûre : les stipulations de l’accord d’entreprise peuvent être applicables face à des stipulations différentes d’un accord de branche même si elles ne sont pas plus favorables aux salariés que ces dernières. Il leur suffit d’être équivalentes ; littéralement, d’être de valeur égale… Mais encore ? Pas de difficulté si les termes de la comparaison consistent dans des dispositions objectivement mesurables, comme la stipulation par un accord de branche d’un salaire minimum correspondant à un coefficient de classification et celle d’un minimum pour le même coefficient, stipulé dans un accord d’entreprise relevant de cette branche. Dans les autres cas, en revanche, pourra-t-on toujours s’assurer que les dispositions comparées offrent un même niveau de garanties sociales ? Sera-t-il possible de comparer l’efficacité respective de chaque disposition au regard de l’objectif poursuivi, à supposer que les négociateurs des deux niveaux aient poursuivi le même ?

Surtout, en pratique, la réponse sera tributaire du cadre de la comparaison et de la charge de la preuve lorsque la question se posera à l’occasion d’un litige comme ce sera généralement le cas.

Le cadre de la comparaison fera certainement débat. Selon le rapport au Président de la République sur le projet d’ordonnance relative au renforcement de la négociation collective, le juge devrait comparer domaine par domaine. Plus restrictif, le projet de loi de ratification des ordonnances de septembre dispose que l’équivalence des garanties « s’apprécie par ensemble de garanties se rapportant au même objet ». C’est heureux. On concevrait difficilement, par exemple, que la stipulation d’une prime compense la majoration d’un horaire d’équivalence ou qu’un supplément de taux de majoration des heures supplémentaires compense un salaire inférieur au minimum fixé par la branche. Mais, cette méthode de comparaison pourra-t-elle éviter qu’un accord d’entreprise prétende compenser par une ou des primes un salaire minimum inférieur à celui que la branche aura fixé, ou une prime d’ancienneté par une prime d’assiduité, etc…

De plus, sur certains thèmes, il est permis de se demander si la recherche de l’équivalence n’est pas nécessairement dépourvue de pertinence. Ainsi, des « garanties collectives complémentaires mentionnées à l’article L.912-1 du Code de la sécurité sociale ». Selon cette disposition, en effet, des accords de branche peuvent « prévoir l’institution de garanties collectives présentant un degré élevé de solidarité et comprenant à ce titre des prestations à caractère non directement contributif, pouvant notamment prendre la forme d’une prise en charge partielle ou totale de la cotisation pour certains salariés ou anciens salariés, d’une politique de prévention ou de prestations d’action sociale » et, à cette fin, « prévoir que certaines des prestations nécessitant la prise en compte d’éléments relatifs à la situation des salariés ou sans lien direct avec le contrat de travail les liant à leur employeur sont financées et gérées de façon mutualisée, selon des modalités fixées par décret en Conseil d’État, pour l’ensemble des entreprises entrant dans leur champ d’application. » Une entreprise dont le personnel est sensiblement plus jeune et mieux portant que la moyenne des effectifs de la branche pourra garantir par accord collectif des prestations plus généreuses et/ou des cotisations moins élevées à ses propres salariés en refusant la mutualisation du financement et/ou de la gestion. Il lui sera alors aisé de justifier d’un niveau de garanties « au moins équivalentes » pour ses salariés, mais pour eux seulement. Cependant, elle n’aura obtenu ce résultat qu’en se retirant de la mutualisation et, selon son poids dans la branche, en provoquant directement par elle-même ou indirectement si d’autres l’imitent, la ruine d’un dispositif qui profitait à tous les salariés de la branche. Au fond, l’économie des accords du type de ceux que régit l’article L.912-1 du code de la sécurité sociale est telle qu’ils ne peuvent être conclus que dans le cadre d’une branche et pour l’ensemble des entreprises et des salariés de cette branche. La déstabilisation d’un dispositif de mutualisation mis en place au niveau d’une branche ne pourrait donc être évitée qu’à condition d’apprécier dans le cadre de la branche et non dans celui de l’entreprise l’équivalence des garanties entre l’accord de mutualisation au niveau de la branche et un accord d’entreprise dérogatoire. À défaut, la primauté de principe des accords de branche de ce type ne peut être que factice face à la possibilité d’accords d’entreprise dérogatoires.

Quant à la charge de la preuve en cas de litige, les règles de la procédure civile conduiront le plus souvent à l’imputer à celui qui plaide en faveur de l’accord de branche dont la primauté sera remise en cause par un accord d’entreprise. En effet, celui-ci n’aura besoin d’aucune autorisation, d’aucun jugement pour entrer en vigueur, l’employeur qui l’a signé ayant le pouvoir de l’appliquer de son propre chef. Ce sera donc un ou plusieurs salariés de l’entreprise signataire, ou un syndicat non signataire de cet accord, ou encore des organisations syndicales ou professionnelles signataires de l’accord de branche qui devront demander au juge de dire que l’accord d’entreprise n’assure pas aux salariés des garanties équivalentes à celles qu’offre l’accord de branche. La charge de la preuve du défaut d’équivalence de l’accord d’entreprise par rapport à l’accord de branche leur incombera. La réponse du juge sera tributaire de la capacité des demandeurs à rapporter cette preuve.

Paradoxalement, les nouvelles dispositions des articles L.2253-1 et L.2253-2 exposant l’accord de branche à perdre sa primauté ou, tout au moins, à le voir soumettre à l’aléa judiciaire, pourraient dissuader les acteurs de la branche à négocier sur des accords les thèmes sur lesquels le législateur reconnaît une compétence exclusive à l’accord de branche. L’examen des nouvelles dispositions déterminant le domaine de primauté de l’accord d’entreprise donne à penser que l’extension de celui-ci a pesé plus lourd dans la délibération gouvernementale que la sauvegarde de la primauté de l’accord de branche sur des thèmes particulièrement sensibles.

La primauté générale de l’accord d’entreprise dans tous les autres domaines, y compris dans plusieurs de ceux qui étaient l’objet d’une primauté, et même d’une compétence exclusive de l’accord de branche

Hors des treize domaines où l’accord de branche prévaut par principe sur l’accord d’entreprise, et des quatre domaines où il prévaut si les acteurs de la branche l’ont spécialement stipulé, c’est l’accord d’entreprise qui prime et l’accord de branche qui devient supplétif. C’est-à-dire que ce dernier ne s’applique qu’en l’absence d’accord d’entreprise applicable. Désormais, cette articulation n’est plus limitée aux thèmes du temps de travail, des repos et des congés. Elle devient un principe général applicable dans tous les domaines et sur tous les thèmes pour lesquels la loi ne l’a pas expressément écarté. Et ce, quelle que soit la chronologie entre accord de branche et accord d’entreprise traitant d’un thème donné (art. L.2253-3).

De surcroît, l’ordonnance « balai » du 20 décembre 2017, qui, selon les annonces, devait avoir pour seul objet de rectifier des erreurs matérielles ou des incohérences, affaiblit la branche sur plusieurs thèmes importants dans l’articulation branche-entreprise que la loi Travail avait organisée. Sur ces thèmes, l’accord d’entreprise prévaut désormais sur l’accord de branche, celui-ci devenant supplétif, tandis que la loi Travail avait attribué une compétence exclusive aux accords de branche étendus. Il en est ainsi en matière d’organisation du travail en soirée (art. L.3122-19). Il en est de même des stipulations permettant d’élargir à des emplois relevant d’une catégorie professionnelle ou présentant des caractéristiques différentes la priorité de passage à temps plein des salariés à temps partiel ou vice-versa (art. L.3123-3 et L.3123-18). Enfin, il en est encore ainsi de la fixation de la durée minimale du travail des salariés à temps partiel et des garanties d’horaires réguliers ou permettant de cumuler plusieurs emplois lorsque ce minimum est inférieur à 24 heures par semaine (art. L.3123-19). Pourtant, ce dernier thème continue de figurer sur la liste de ceux sur lesquels l’accord de branche bénéficie d’une primauté de principe… Comprenne qui pourra !

De même, la sixième ordonnance étend la primauté de l’accord d’entreprise et la supplétivité de l’accord de branche à plusieurs thèmes sur lesquels, après la loi Travail, branche et entreprise étaient également compétents. Ainsi, de l’organisation du travail en continu (art. L.3132-14), d’équipes de suppléance (art. L.3132 -16), de la détermination des contreparties à l’ouverture de commerces le dimanche (art. L.3132-25-3), de dérogation à l’attribution aux jeunes travailleurs de deux jours de repos consécutifs par semaine (art. L.3164-2).
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En définitive, les thèmes du temps de travail, des repos et des congés ne font plus exception au principe général de primauté de l’accord d’entreprise. Les équipes syndicales d’entreprise se trouvent projetées en première ligne des négociations et, tout d’abord, de la recherche des marges de manœuvre dans la complexité nouvelle de l’articulation branche-entreprise. Leur responsabilité s’en trouve accrue… Là où elles existent. Que dire de la situation, sans doute, de plus en plus nombreuses, où cette responsabilité pèsera sur des élus sans appartenance ni mandatement syndical (en l’absence de syndicat représentatif), ou encore sur les salariés eux-mêmes, sommés d’approuver un projet « d’accord » conçu et rédigé par leur seul employeur (dans les entreprises de moins de vingt salariés) ?

Affaire à suivre…