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Baisse de la productivité du travail. Quels liens avec les transformations du marché du travail et quelles conséquences ?

mercredi 19 juillet 2017

Voilà une question qui intéresse beaucoup les syndicalistes et tous ceux qui analysent les évolutions du marché du travail alors que se profile à l’horizon une réforme du travail en France. L’étude menée pour le CEET (Centre d’études sur l’emploi et le travail) par Philippe Askenazy, CNRS et Christine Erhel, Université Paris 1, à partir de plusieurs recherches internationales, analyse le rôle des comportements et politiques d’emploi dans l’évolution de la productivité du travail en temps de crise mais aussi à plus long terme. Or, cette productivité a nettement ralenti dans la plupart des pays de l’OCDE depuis la crise de 2008.

Un indicateur efficace bien que contesté

Malgré ses limites, la productivité du travail constitue un indicateur de l’efficacité du processus de production. Elle mesure en effet la quantité produite par salarié ou par heure de travail. Son augmentation régulière, permise notamment par le progrès technique, est au cœur de la croissance économique d’un pays et du financement de l’économie. Or, cette productivité a nettement ralenti dans la plupart des pays de l’OCDE depuis la crise de 2008. En France, le taux de croissance annuel moyen de la productivité horaire du travail – calculé sur les données OCDE – s’établit à 0,1 % entre 2008 et 2010, puis 0,7 % entre 2011 et 2014, alors qu’il atteignait 1,4 % avant la crise. À cette époque, la tendance française semblait alors déjà en retrait par rapport aux États-Unis (2,1 %).

Le danger d’un ralentissement

Un ralentissement durable de la productivité du travail serait synonyme d’une croissance plus faible, ce qui diminuerait les recettes fiscales et sociales et aurait des conséquences sur l’équilibre financier des systèmes de retraite ou de santé, et donc sur leur soutenabilité à moyen terme. Ce cas de figure, s’il était avéré, imposerait une réflexion sur notre modèle social et son financement.

Les grands facteurs qui expliquent pour les économistes le ralentissement de la productivité

Les travaux existants soulignent le rôle de divers facteurs dans le ralentissement de la productivité, comme les politiques de maintien de l’emploi en temps de crise, la faiblesse de la demande et de l’investissement des entreprises dans un contexte de « stagnation séculaire » en Europe, ou, de manière plus structurelle, le changement de nature du progrès technique. Pour les « techno-pessimistes » la numérisation ou même la robotisation ne conduiraient qu’à des gains de productivité limités, induisant une croissance de long terme elle-même affaiblie. Ces thèmes sont entrés dans la campagne présidentielle française à partir des propositions de Benoit Hamon sur le revenu universel.

Les auteurs n’ont pas remis en cause les facteurs précédemment cités mais se sont attachés aux mécanismes liés aux comportements et politiques d’emploi qui peuvent influencer directement les tendances de la productivité, en temps de crise mais aussi dans une perspective de moyen-long terme.

Un net ralentissement des gains de productivité depuis 2008

Trois groupes de pays émergent. Le Japon présente la plus faible productivité apparente du travail, 20 % en dessous de celle du groupe réunissant l’Italie, le Royaume-Uni et le Canada. La France se situe dans le groupe des pays à forte productivité du travail, entre l’Allemagne et les États-Unis.
En termes de tendance, l’inflexion se situe autour de 2008. Celle-ci concerne la plupart des pays de l’OCDE, mais l’Europe (notamment ses trois premières économies, Allemagne, France, Royaume-Uni) semble plus touchée. Tous les secteurs de l’économie marchande sont affectés par ce ralentissement qui ne relève pas d’une faiblesse de l’investissement des entreprises resté dynamique malgré la crise.

Les mécanismes relatifs au second facteur principal de production, le travail

  • Si les gains de productivité ont ralenti avec la crise, c’est en partie parce que le niveau d’emploi s’est maintenu entre 2007 et 2010 dans les grands pays européens. En comparaison des crises antérieures on a pu observer un sous-ajustement de l’emploi, qui s’explique par un recours plus conséquent à la flexibilité interne largement soutenu par les pouvoirs publics.
  • La baisse générale du coût réel du travail a pu faciliter le maintien de l’emploi à court terme. Cette baisse a été directement liée à l’évolution des salaires au Royaume-Uni (à la baisse), ou encore en Allemagne (forte modération salariale). En France, elle résulte principalement des politiques d’exonération de charges et de baisse du coût du travail, incarnées de manière ciblée par le dispositif « Zéro charges » pour les Très Petites Entreprises (mis en place en 2008 et prolongé jusqu’en 2012), et renforcées depuis 2013 par le « Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi » (CICE), puis par le « Pacte de responsabilité » en 2014.
  • des comportements de rétention de la main-d’œuvre qualifiée, tandis que les effectifs de salariés non qualifiés diminuent. Ainsi, le nombre de diplômés du supérieur (ou de cadres et ingénieurs) a continué de croître en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni pendant la crise. Toutefois, la crise de 2008 s’est accompagnée de destructions d’emplois peu qualifiés (de niveau inférieur au bac) plus importantes, ce qui indique un changement dans le fonctionnement du marché du travail par qualification.

Le ralentissement de la productivité depuis la crise peut donc s’expliquer par un certain sous-ajustement de l’emploi, essentiellement qualifié, favorisé par des stratégies de flexibilité interne (ajustement par les heures travaillées et les salaires) en Allemagne et au Royaume-Uni. En France, la logique de flexibilité externe reste dominante (sauf pour les salariés qualifiés), mais les entreprises ont bénéficié de soutiens massifs via des baisses du coût du travail. La baisse des gains de productivité s’expliquerait alors par le maintien d’un niveau d’emploi accompagné par les politiques publiques malgré un fort ralentissement de la croissance économique.

La question des emplois de moindre qualité qui risquent d’affaiblir durablement la productivité en France

Afin d’augmenter la flexibilité et de soutenir l’emploi, la plupart des pays se sont engagés depuis les années 1980 dans un double mouvement de dérégulation du contrat de travail permanent et de développement des formes flexibles d’emploi. Ce mouvement s’est accéléré depuis les années 2000, et plus encore depuis la crise.
Trois tendances principales peuvent être mises en évidence

  • L’emploi indépendant s’accroît légèrement. En France, l’augmentation résulte de la mise en place du régime d’autoentrepreneur en 2009. Or, les autoentrepreneurs déclarent des revenus faibles, en moyenne moins du tiers du revenu annuel des indépendants « classiques », de sorte que le développement de cette forme d’emploi tend à réduire la productivité du travail non salarié. Dans le même temps, le ralentissement de la consommation a conduit à une baisse des revenus de l’artisanat classique. En conséquence, la productivité horaire du travail non salarié a nettement diminué en France (baisse de près de 20 % en volume).
  • La nature même des contrats non permanents a évolué, et ce, davantage que leur volume, même si celui-ci augmente en Allemagne et en France. En effet, on assiste à une augmentation sensible des contrats de très courte durée. En France, les données de l’Acoss font apparaître une explosion des embauches de très courte durée (moins de un mois) après 2004, alors que le nombre de CDI ou de contrats plus longs signés chaque trimestre reste stable.
  • Enfin, le développement du temps partiel a été notable en Allemagne à la suite des réformes Hartz de 2003-2004 s’accompagnant de faibles salaires dans le cadre des mini et midi-jobs [1](7,4 millions de salariés concernés en 2011). Au Royaume-Uni, on a également relevé, pendant la crise, une augmentation du sous-emploi. En France, la part du temps partiel s’accroît légèrement entre 2007 et 2015, mais la hausse du temps partiel involontaire est forte depuis 2013 (43,8 % de l’emploi à temps partiel est involontaire en 2015, contre 34,2 % en 2012).

Dans l’ensemble, le développement et la transformation des formes atypiques d’emploi ou des activités indépendantes à faibles revenus, alimentent la tendance à la dégradation de la qualité de l’emploi observable depuis la crise. Les auteurs soulignent que ce facteur doit être pris en compte pour analyser et expliquer les tendances de la productivité du travail. De fait, une politique de l’emploi centrée sur la baisse du coût du travail et la flexibilisation de l’emploi risque de compromettre les gains de productivité à moyen terme et, par conséquent, le financement du modèle social français.

Enfin, les auteurs plaident pour des politiques de l’emploi permettant de soutenir une montée en qualification, tels que des mesures de formation professionnelle ciblées sur les plus faiblement qualifiés, mais également de favoriser la création d’emplois de qualité (par la mise en place de labels, de conditions d’obtention de certaines aides régionales, ou encore de mesures de soutien aux bonnes pratiques des entreprises).

À garder en mémoire lors des négociations prochaines !


Source


Notes :

[1Les Midi Jobs bénéficient d’exonérations de cotisations sociales et sont destinés prioritairement aux chômeurs peu qualifiés.